L'entreprise contributive, par Fabrice Bonnifet

Fabrice Bonnifet, diplômé du Cnam en tant qu’ingénieur ergonome assume aujourd’hui trois missions : directeur développement durable du Groupe Bouygues, président du Collège des Directeurs du Développement Durable. et administrateur de The Shift Project .
Il répond à nos questions.

« L’entreprise contributive : concilier monde des affaires et limites planétaires », est le titre de votre dernier ouvrage. Qu’est-ce qui définit une entreprise contributive ?

C’est une entreprise dont les dirigeants arrêtent de croire au Père Noël ! c’est-à-dire une entreprise qui consent à reconfigurer son modèle d’affaires pour le rendre compatible avec les lois physiques qui régissent la biosphère. Cette resynchronisation au vivant est juste essentielle, sinon nous allons au-devant de désillusion à la hauteur de nos illusions. Non on ne peut pas produire toujours plus avec de moins en moins de ressources, un enfant de 5 ans est capable de comprendre cela, mais pas les économistes.
Autrement dit, c’est une entreprise qui produit de la valeur économique sans détruire la valeur écologique, dont nous avons besoin pour vivre. Bonne nouvelle c’est possible, mais il faut tout changer !

Comment les entreprises peuvent-elles se réinventer et s’adapter aux urgences climatiques ?

En commençant par arrêter de fabriquer de l’inutile et donc en réinventant la raison d’être des entreprises. Une entreprise qui se déclare responsable doit d’abord se poser la question sur la nature de son activité : suis-je oui ou non capable de répondre aux besoins essentiels des populations et prenant en compte le bien commun, c’est-à-dire avec une empreinte carbone neutre ? Tout le reste n’est que du blablabla.

Vous travaillez pour le groupe Bouygues qui représente les métiers de la construction, des telecoms et des media. Développement durable et grand groupe, n’est-ce pas antinomique ? Quelle liberté de ton avez-vous en tant que directeur du développement durable ?

L’honnêteté est la valeur cardinale de tout collaborateur et elle induit de dire la vérité à sa hiérarchie ! et non pas simplement dire ce qu’elle a envie d’entendre. C’est vrai que des générations de « yes-men » ont prospéré dans les entreprises, mais certains préfèrent la dignité. La science nous dit qu’au rythme actuel des émissions de GES, l’humanité va dans le mur bien avant 2050, en conséquence la loyauté pour un cadre vis-à-vis de son entreprise signifie de bien de rappeler cette évidence. Ensuite non, développement durable et grand groupe, n’est pas du tout antinomique, tout dépend du niveau de compréhension des enjeux, du leadership et des moyens consentis pour faire évoluer le modèle économique pour le rendre contributif net d’externalités positives. Je le répète l’objectif premier c’est de durer, l’argent n’étant qu’un moyen pas une finalité et il est possible de produire sans polluer, mais pour y parvenir les « règles du jeu du business » doivent évoluer radicalement.

Quelles sont les actions marquantes que vous avez menées au sein du groupe Bouygues ?

Avoir fait entrer la vérité de la science en invitant par exemple les entités du Groupe à aligner leur trajectoire de décarbonation par rapport aux faits scientifiques (Science Based Target initiative). Plus largement en 15 ans nous sommes passés en matière de RSE, de la « photocopie recto-verso pour économiser du papier dans les bureaux », c’est-à-dire des éco-gestes anecdotiques au regard des enjeux réels, à la reconfiguration des manières de produire la valeur en prenant en compte les limites planétaires. J’ai la faiblesse de penser que j’ai un peu participé à cette prise de conscience.

Votre conseil pour rendre la sobriété désirable ?

Nous devons en effet apprendre à générer le besoin du non besoin ! C’est la sobriété et l’immatériel qui rendent heureux. Lorsqu’on interroge sur leur lit de mort des malades de n’importe quoi en phase terminale, à propos de ce qu’ils regrettent de ne pas avoir assez fait durant leur vie, l’écrasante majorité disent qu’ils auraient voulu passer plus de temps avec leurs enfants, leurs amis, apprendre un instrument de musique, faire plus de sport, se promener dans la nature…..bref que des choses pas commerciales. Assez peu disent qu’ils auraient voulu acheter plus de paires de chaussures ou vendre plus de « tronçonneuses », réaliser plus de tableaux Excel ou de PPT, optimiser mieux le BFR ou effectuer plus de miles en avion, etc. !

Selon vous, qu’est-ce que l’enseignement supérieur doit mettre en œuvre pour accompagner la transition écologique et quel rôle le Cnam, en tant qu’établissement de formation professionnelle, peut-il jouer dans ce chantier ?

L’enseignement supérieur a échoué dans sa mission et c’est dramatique ! Tant que nous continuerons d’enseigner des théories économiques obsolètes et du technosolutionnisme désincarné de l’essentiel, nous serons complice d’un crime contre l’humanité. Enseigner des choses fausses en matière de sciences économiques et sociales est tout de même un comble pour des institutions de formation. Nous devons immédiatement revisiter les contenus pédagogiques de toutes les écoles et universités pour enseigner la perma-entreprise et l’économie de la post-croissance. Les disciplines de demain au-delà bien sûr des connaissances de bases seront le biomimétisme, l’éco-conception, l’économie de la fonctionnalité, les modèles régénératifs et inclusifs, l’écologie industrielle, l’agroécologie et mille autres choses qu’on apprend partout sauf à l’école... et apprendre également à faire la sieste c’est-à-dire à ralentir.